J'ai survécu à une mésaventure que je ne souhaite à personne... je tairai le nom de la petite ville dans laquelle je me suis retrouvé prisonnier pendant un an sans jamais pouvoir communiquer avec l'extérieur. Je ne révèle pas non plus le pays où se trouve cette ville, pour la simple raison que des esprits trop curieux ou téméraires pourraient avoir la sotte idée de s'y rendre... je n'en ai même pas parlé aux autorités, pour des raisons que vous comprendrez plus tard.
C'était le 1er août. J'avais quatre ans de vente d'assurances derrière moi et je n'en pouvais plus ; je décidai donc de prendre une année sabbatique pour partir en voyage... seul, puisque mon train de vie avait largement participé à ronger ma relation et que j'étais célibataire depuis des mois... pour ne rien vous cacher, j'espérais même retrouver un semblant de vie sociale au cours de ce périple... mais j'avais aussi besoin d'être seul et de me ressourcer dans un bled paumé.
Je pris donc mon vieux 4X4, un sac d'affaires mises en vrac et des vivres (du pain, des tranches de dinde et un bidon de vin...). Je n'avais pas l'intention de freiner sur le vin... pas encore... je voulais commencer par ne pas travailler, dormir, me réveiller tard et conduire pour aller loin. Je conduisis 15 heures à travers le continent... en faisant des pauses quand j'étais fatigué ou que l'envie me prenait d'aller me balader ou qu'un panorama s'offrait à moi... bref, sans destination ni contraintes. Je pris la route vers l'ouest et je m'aventurai bientôt dans une vallée qui me sembla interminable... vers 21h, je roulais seul : plus aucun véhicule sur la route, ni en face ni derrière... je roulai deux heures de plus et décidai de camper sur une aire aménagée... les tables en bois étaient couvertes d'épines de pin. Je dressai ma tente sous les grands arbres, bus la moitié du vin et dormis 14 heures... je ne fis même pas attention aux bruits alentour... à vrai dire, je ne me rappelle aucun son... pas de vent dans les branchages, pas d'oiseaux nocturnes... pas de voitures sur la route... rien, le silence, tout ce dont j'avais besoin.
« Monsieur, entendis-je, monsieur réveillez-vous ! »
J'ouvris un œil à moitié et vis à travers la moustiquaire un agent de police. Je me redressai péniblement, les cheveux hérissés, la marque de l'oreiller sur la joue et la tête ensuquée.
« Bonjour, dis-je... que se passe-t-il ?
— Vous campez sur une aire de repos, monsieur, c'est interdit...
— Ah ! Je suis désolé... j'ai conduit toute la journée et...
— Je comprends, interrompit l'agent, mais je vais devoir vous verbaliser. »
Je me levai, tout en expirant fort par les naseaux. J'avais mal partout, à croire que dormir trop longtemps vous fatigue encore plus.
Je sortis de la tente avec ma carte bancaire. L'agent me remit l'amende et introduisit la carte dans son appareil de paiement.
« Vous avez de la couverture par ici ? » demandai-je histoire de faire la conversation.
L'homme ne me répondit pas. Il regardait l'écran en attendant les instructions. Je ne voyais pas ses yeux, masqués par de grosses lunettes teintées...
Après quelques minutes à attendre, comme ça, sans rien dire... je retentai le coup :
« Je peux payer en cash si vous voulez
— Je ne crois pas, dit l'agent, ça fait 200...
— 200 ? m'exclamai-je... mais ? »
Le policier ne daigna même pas lever la tête. Pour commencer son année sabbatique et renouer avec la vie en communauté, je vous avoue qu'il y a mieux qu'un flic en fonction... avec tout le respect que j'ai pour les autorités.
« Nous allons devoir rejoindre la ville, dit l'agent, l'appareil ne marche pas... vous pourrez payer là-bas. »
Je repliai la tente et ramassai toutes mes affaires. J'allais prendre le volant quand il m'arrêta net :
« Un instant monsieur, soufflez là-dedans je vous prie. »
Je passai heureusement l'alcootest avec succès et le suivis en voiture jusqu'à la ville. Il avait allumé ses gyrophares...
« Quel connard... » murmurais-je pour moi-même.
Nous conduisîmes une bonne demi-heure sur une route sinueuse qui descendait en pente douce. Les arbres s'ouvrirent soudain sur une minuscule ville... il y avait une seule route, celle-là même que nous empruntions, et des maisons et commerces de part et d'autre. Je n'ai jamais compris ce type d'urbanisme : pourquoi ne pas organiser la vie autour d'une place plutôt qu'autour d'une route aussi large que morne ? Je suppose que ce genre de ville n'était pas destinée à perdurer... mais bon, je n'étais pas bien placé pour juger de la vie en communauté... L'essentiel, c'était que les habitants soient sympas...
Il y avait très peu de monde sur le trottoir. Et très peu dans les boutiques et commerces que je voyais défiler. La voiture de l'agent se gara sur le côté, juste devant un commissariat à peine plus grand que les maisons attenantes. J'entrai et vis une dame à l'accueil. L'agent releva légèrement son chapeau pour la saluer et se retourna vers moi :
« Vous pouvez régler ici... »
Je m'avançai vers le guichet. La femme ne me regarda même pas. Elle me tendit la machine à carte... je regardai un instant les 200 qui s'affichaient sur l'écran. Puis j'introduisis ma carte et tapai mon code. La transaction dura 5 min... la femme ne se dérangea pas pour m'expliquer que la machine avait du mal à capter le signal. Elle lisait un journal, sans doute la gazette de la ville. Finalement le reçu sortit et heureusement pour moi la transaction était passée. Je lui dis au revoir et sans attendre de réponse en retour, je sortis.
« Ça commence bien ces vacances, pensais-je. Bon, allons manger... »
J'allai garer ma voiture un peu plus loin et vérifiai qu'il n'y avait aucun signe d'interdiction de stationnement... Le soleil commençait à chauffer et je voyais déjà l'asphalte transpirer au loin...
Une enseigne attira mon attention :
"Le Roi du Poulet"
« Va pour un poulet braisé », me dis-je...
J'entrai sans même regarder à l'intérieur. J'avais trop faim. Tout était sombre et un homme essuyait des verres derrière son comptoir. Un autre regardait la télé dans le fond.
« Bonjour, dis-je, la cuisine est ouverte ?
— Oui
— Super, je peux m'installer là.
— Faites donc... qu'est-ce que je vous sers ?
— Euh... une bière au baril et un demi-poulet braisé si possible.
— Je vous amène ça tout de suite »
« Enfin une personne aimable ! », pensais-je... et sur cette pensée, j'expirai longuement en étendant mes jambes sous la table. Je regardai en direction de la télé et reconnus l'agent qui m'avait verbalisé. Je détournai la tête en soupirant, puis revint vers l'écran en me demandant ce qu'il faisait à la télé. N'y avait-il pas un match de foot à regarder ou un documentaire animalier ? Que sais-je ! Tout sauf lui !
J'essayai de comprendre de quoi il s'agissait. Y avait-il eu un incident tel que la petite localité avait attiré la curiosité des médias nationaux ? La ville avait-elle sa propre chaîne de télé ? Dans un cas comme dans l'autre, c'était louche. Une ville où rien ne se passe, qui n'intéresse personne, mais qui aurait les moyens et l'actualité suffisants pour justifier la création d'une chaîne...
Le serveur m'amena ma bière et j'osai lui demander :
« Excusez-moi monsieur, c'est bien le shérif de la ville ?
— Oui, c'est bien lui.
— Vous avez votre propre chaîne de télé ici ?
— Oui, nous ne captons aucune autre chaîne, donc le maire a décidé d'en créer une...
— Ah... »
Le serveur me sourit et alla derrière son fourneau. J'apprendrais plus tard que le maire de la ville n'existait pas... du moins ne le verrais-je jamais... L'odeur du poulet me parvint et j'oubliai un instant cette histoire de chaîne locale. Mais au fond, c'était invraisemblable : quelle ville ne capte pas le signal télé à notre époque ?
J'ouvris mon sac et en sortis un livre. L'histoire d'un banquier emprisonné à tort pour un double meurtre... pas mal. Plus que pas mal même. J'étais de toute manière content de reprendre la lecture et j'aurais lu n'importe quel roman de gare. Avant ce roman, j'aurais été incapable de vous dire quel livre j'avais lu... en fait, je crois que j'ai dû passer dix ans de ma vie sans lire un seul roman. Je n'aurais su dire comment ça avait affecté ma santé, mais quelque chose me disait que je n'en serais pas à un tel point d'aliénation si j'avais sorti un roman de temps à autre.
« Et voilà, dit le serveur, le poulet de la maison.
— Waou... j'ai bien fait de prendre le demi !
— Hé hé, bon appétit monsieur...
— Merci ! »
J'engloutis le poulet et les frites sans même relever la tête. Je tendais simplement le bras droit pour prendre la bière et faire passer le tout. Un petit vent frais entra par la fenêtre du fond et je me sentis le plus heureux du monde... je relevai enfin la tête et restai quelques instants à ne rien penser.
« Je peux retirer monsieur ? », me dit alors le serveur.
J'acquiesçai tout en m'essuyant la bouche avec ma serviette à carreaux.
« Je vous invite au dessert...
— Oh c'est bien aimable, mais je n'ai plus de place...
— Un café peut-être ?
— Un déca oui.
— Va pour un déca. »
Le serveur repartit. Je sentis l'envie d'évacuer toute cette bière soudain. Je me levai et passai devant l'homme du fond. Il regardait toujours la télé. Les toilettes étaient d'une propreté rarement vue dans un bar. Je fis ce que j'avais à faire... De toute évidence, peu de monde venait par ici. Le savon n'avait pas encore été utilisé.
Je ressortis et fus saisi d'étonnement en voyant l'homme de face. Il regardait toujours la télé, mais à y regarder de plus près je vis que c'était un mannequin. Non pas un homme en chair et en os, mais un mannequin, très réaliste certes, mais un mannequin tout de même.
Je regardai vers le comptoir et échangeai un regard interrogateur avec le gérant du bar. Naturellement, je tendis le doigt vers le mannequin.
Le serveur me sourit puis dit :
« C'est pour attirer les clients monsieur... sinon mon bar paraît beaucoup trop vide et ça m'angoisse un peu.
— Ah... dis-je, il y a si peu de monde que ça ici ?
— Oh non, chaque année nous sommes plus, mais je ne suis pas l'unique bar vous comprenez... et même si la population augmente, il y a beaucoup de concurrence. »
Je fis mine de comprendre et j'allai payer au comptoir.
« Si vous cherchez un endroit où dormir, me dit l'homme, je vous recommande l'hôtel du Nord. »
Je le remerciai et sortis.
Je ne crus pas vraiment à son histoire... et je fis bien, puisque j'apprendrais plus tard que le mannequin était la seule "personne" à qui il fallait faire confiance. À qui le serveur daignait discuter... outre moi-même bien sûr.
Pour l'heure, je ne me doutais de rien... si ce n'est que les trucs louches se multipliaient...
L'hôtel du Nord se trouvait au bout de l'avenue... je décidai d'y aller en marchant pour digérer et observer un peu les lieux. Une boutique sur trois était fermée. Et quand il y avait quelque chose d'ouvert, je ne voyais aucun client... quant aux gérants, ils n'étaient pas toujours visibles et quand il l'était, ils étaient affairés derrière leur comptoir, à lire ou faire je ne sais quoi. Cette ville n'allait pas m'aider à renouer avec la vie en communauté... mais je ne regrettai pas encore à ce stade mon ancienne vie au milieu des faubourgs, du bruit et de l'économie de marché.
Je m'installai donc à l'hôtel du Nord. C'était l'un des tout derniers établissements de la rue. La rue était ensuite fermée par une barrière en bois et deux écriteaux "Danger". La route disparaissait ensuite entre les sapins...
Je poussai la porte d'entrée de l'hôtel et une clochette retentit pour annoncer ma présence. Un homme apparut dans l'embrasure d'une porte...
« Bonjour, dis-je, j'aimerais une chambre pour la nuit. »
Sans rien dire, le concierge me tendit la clé de la 32. Il ne me demanda pas ma documentation. J'en fus surpris et j'aurais insisté s'il n'avait pas disparu dans son bureau.
« Bon, dis-je pour moi-même, montons. »
Le hall de l'hôtel était frais et cette sensation de fraîcheur me faisait oublier en partie la décoration verdâtre et les murs d'aspects insalubres. La chambre était propre et pourtant rebutante. Les serviettes de bain étaient rêches et je pouvais voir des particules de poussières en suspension, à la faveur d'un rayon de soleil. Je déposai mon sac et ouvris la fenêtre en grand... Il y avait des barreaux aux fenêtres. Heureusement, je pouvais voir les montagnes au loin.
C'est vers 19h que j'entendis la rue s'animer. Les gens sortaient quand le soleil disparaissait derrière les montagnes et que la température retombait. Je descendis me mêler aux habitants. Et j'espérais encore m'être trompé sur cette ville... mais les gens n'étaient pas souriants, pas avenants. Ils ne parlaient presque pas entre eux. Un peu comme des prisonniers qui feraient leur tour de piste, histoire de se dégourdir les jambes... Je marchai jusqu'au "Roi du Poulet" avec l'intention d'y prendre un café, mais je changeai d'idée en voyant ma voiture : la roue arrière gauche était crevée... je regardai autour de moi et dévisageai un instant les badauds, comme si le coupable allait me sauter aux yeux. Me voilà parti à la recherche d'un garage... j'en trouvai un, mais il me dit qu'il était débordé... Au final, il prit ma voiture en charge et me déclara :
« Revenez dans deux jours... »
J'allais donc passer deux jours de plus dans cette commune minable... en attendant, je me demandais qui avait pu crever ma roue et dans quel but. Je n'avais vu aucun groupe d'ados, ni quelques enfants qui auraient voulu se rire d'un étranger... je finis par suspecter le shérif, sans avoir la moindre preuve compromettante. En fin de journée, j'étais remonté et écœuré et j'eus beaucoup de mal à faire retomber mes nerfs.
« Allez, c'est pas si grave, me dis-je, tu récupères la voiture et tu t'en vas... »
Le lendemain, je décidai de partir en randonnée. Je marchai sans but le long du trottoir et regardai à l'intérieur des échoppes. Personne ne riait ou ne souriait... il y avait peu de conversations... je cherchai un chemin de randonnée qui partirait entre deux maisons, mais j'abandonnai assez vite. Je revins alors à l'hôtel et envisageai d'emprunter la route condamnée qui partait dans la forêt... je me ravisai et rentrai à l'hôtel.
« Où peut-on se balader par ici, demandai-je au gérant.
— Ah, s'exclama-t-il, mais il fallait me le demander plus tôt. Venez, je vous montre. »
Je souris à peine et le suivis : il me fit passer dans l'arrière-cour de l'hôtel. Je respirai enfin à la vue d'un jardin fleuri et bien entretenu... le gérant pointa un sentier au fond du jardin. Je le remerciai et me mis en marche. La rue principale, maintenant derrière moi, avait quelque chose d'asphyxiant.
Je pris le sentier qui s'enfonçait dans la forêt. Je marchai ainsi une heure sans penser que je pouvais me perdre... il n'y avait qu'un sentier, il suffisait de le suivre. Mais le chemin s'arrêtait net devant un flanc de montagne qui tombait à pic. Je longeai un peu ce mur naturel, perdis toute trace de sentier battu et tombai bientôt sur un mur d'escalade... des prises avaient été fixées çà et là sur une trentaine de mètres.
Je m'essayai à quelques prises puis revins au sol pour lire adossé contre un arbre... je finis par m'endormir...
Un craquement me réveilla. J'ouvris les yeux et regardai autour de moi... un homme arrivait au loin. C'était le gérant du bar. Le roi du poulet. Il sembla gêné en me voyant. Il finit par sourire et vint jusqu'à moi :
« Vous avez trouvé mon mur d'escalade, dit-il, c'est ici que je m'entraîne...
— Vous avez fixé les prises vous-même ? »
Il se contenta de sourire ; j'avais peut-être posé une question indiscrète...
Je me mis à l'écart et lus tout en l'observant de temps à autre. Il semblait agile et habitué au mur. Il atteignit très vite les dernières prises, au même niveau que la cime des grands sapins...
Soudain, je réalisai qu'il grimpait sans sécurité... et avec un certain empressement... je me levai discrètement pour mieux le voir entre les branches des sapins. J'entendis alors qu'il fixait de nouvelles prises tout en poursuivant son ascension... il progressa ainsi 20 mètres de plus... c'est là que je fus pris de vertige... le voir grimper ainsi, sans sécurité, tout en augmentant son mur d'escalade... j'en ai encore des frissons.
Je me remis à lire... Et je dois dire que l'auteur m'aida à oublier la réelle frayeur qui se profilait à 40 ou 50 mètres au-dessus de ma tête... de temps à autre, j'imaginai le gérant faire une chute et retomber lourdement au sol, à quelques mètres de moi... mais je le revis quarante minutes plus tard, sain et sauf, l'air satisfait. Il s'étirait au sol et faisait des exercices de respiration.
« Sacrée ascension ! » osai-je dire.
Encore une fois, il se contenta de sourire. Puis il me salua et s'éloigna... J'allais lui proposer de repartir ensemble, mais tout me poussait à croire que je l'indisposais... Je n'insistai pas et le vis disparaître dans la forêt. Je repartis de mon côté, puis, sans vraiment me l'expliquer, fit demi-tour pour le suivre... la curiosité sans doute. Le problème, c'est qu'il n'avait laissé aucune trace de pas et que la nuit tombait déjà... je ne voyais que des arbres désordonnés et je risquais de me perdre pour de bon...
Je retrouvai le chemin de l'hôtel non sans quelques difficultés. J'essayai de réunir toutes mes impressions et observations sur la ville et ses quelques habitants... Vers 23h, j'allai au "Roi du Poulet" en quête de réponses. Je devais interroger le gérant. Le bar était bien ouvert...
Le shérif était là et je n'engageai pas tout de suite la conversation. Je me mis au comptoir, commandai une bière et attendis ainsi que quelqu'un parle. Ça n'arriva pas. Le shérif lisait le journal et le gérant essuyait toujours ses verres, aussi impeccables soient-ils...
Très maladroitement, je déclarai tout de go :
« Vous êtes un sacré pro de l'escalade ! »
Le shérif releva légèrement la tête, me regarda furtivement, avant d'observer la réaction du gérant.
« Hé hé, dit le gérant à l'endroit du shérif, notre convive dit cela parce que j'ai dû réparer la toiture... vous savez dans quel état elle est... j'aurais pu faire appel aux autres, mais ce n'était trois fois rien.
— C'est une opération dangereuse, dit le shérif, mieux vaut prévenir la prochaine fois... »
Le gérant acquiesça et pour ma part je ne dis plus rien... j'avais compris que son hobby - l'escalade - n'en était pas un, que c'était un secret qu'il fallait garder.
« Que carajo ! pensais-je. Qu'est-ce qui se passe ici ? »
Le shérif paya, nous salua en inclinant légèrement son chapeau à la con et partit...
Après quoi je restai de longues minutes le regard perdu dans ma bière. Le gérant était occupé avec ses verres. On entendait que la télé dans le fond et le bruit du ventilateur fixé au plafond...
« Vous devriez vous mêler de vos affaires, dit soudain le gérant, je vous demande de garder ça pour vous...
— Vous parlez du mur d'escalade ? », demandai-je.
Je gérant se redressa, légèrement agacé. Il regarda par la fenêtre, comme pour vérifier que personne n'espionnait.
« Oui... dit-il
— Mais pourquoi tant de secret, dis-je... Le shérif pourrait vous coller une amende, c'est ça ? »
Le gérant eut un rire nerveux... puis ce fut un rire incontrôlable mêlé de larmes... le pauvre homme était de toute évidence à bout.
« Je suis désolé, dis-je, je ne voulais pas vous causer d'ennuis... votre secret sera bien gardé avec moi... je suis très mauvais causeur... »
Il finit par se servir une bière qu'il but à grandes lampées.
« Ce qui se passe ici, dit-il enfin... ce qui se passe ici dépasse l'entendement... je vous dirais bien de partir, mais vous en seriez incapable...mais je ne peux pas vous mettre dans le coup non plus... »
Je restai de marbre. Il continua à parler puis je l'interrompis :
« Qu'est-ce que vous me racontez là ? Je ne comprends rien. »
Mais le gérant parlait toujours, pour lui, il ne me regardait plus... Il disait des choses insensées, comme quoi cette ville n'aurait jamais dû exister et qu'il préférerait qu'on l'enferme dans une prison, qu'il était prêt à commettre un meurtre, si seulement il y avait des juges pour l'enfermer... je payai et sortis... autant vous dire que j'y pensai toute la nuit...
J'attendis tout le jour suivant que ma voiture soit prête. Vers 20h, je m'empressai d'aller la chercher au garage :
« Bonjour, dis-je assez sèchement au garagiste, ma voiture est-elle prête ?
— Oui, me dit-il avec le sourire, une belle roue toute neuve... je n'avais pas la même marque de pneu, mais je peux vous assurer que ça roule ! »
Je récupérai ma voiture, fis le plein d'essence et décidai de partir loin de ce bled de fous. Pendant les dix premiers kilomètres je ressentis un soulagement à peu près aussi grand que le jour de ma démission... mais j'étais inquiet parce que si ni la ville ni la campagne ne me convenait, où devais-je aller ?
J'étais dans mes pensées quand je vis une déviation. Je ralentis. La route était déviée. Une barrière avait été installée en travers de la route. La même barrière qui barrait la route dans l'autre sens, près de l'hôtel du Nord...
« Bon, je fais quoi ? me dis-je. Je passe quand même ? »
C'était tentant puisque rien ne justifiait a priori cette barrière... mais après avoir passé des années à exécuter les ordres d'une autorité supérieure, je décidai d'emprunter la déviation... c'était une route de terre qui me fit faire un détour immense de 30 km... je finis par me perdre dans l'arrière-pays. De temps en temps la forêt s'ouvrait sur la vallée magnifique et j'oubliais un peu mes déconvenues, mais globalement c'était la route, la route et la route... avec les grands sapins de part et d'autre. Même pour un solitaire comme moi, je vous l'avoue, c'était monotone et chiant.
La nuit commençait à tomber. J'avais encore pas mal d'essence mais aucune idée de ma destination. La route de terre était assez large et plutôt bien tamisée... seule satisfaction de cette journée à la noix.
Soudain, je vis une voiture arriver dans l'autre sens. La première depuis quarante kilomètres. Je crus halluciner, mais il s'agissait bien du shérif.
« Encore lui, dis-je... encore le flic. »
Je freinai et il s'arrêta à mon niveau. Il passa un coude par sa fenêtre et dit :
« Bonjour, la route est encore longue jusqu'au prochain village... je vous recommande de revenir sur vos pas et de faire la route demain. »
Je laissai échapper un rire, puis je demandai à l'agent pourquoi la route principale avait été barrée.
« Un feu de forêt, dit-il, on a dû barrer la route sur 20 bornes...
— Ah ! dis-je en regardant à travers la cime des arbres, espérant voir la fumée de cet incendie ravageur...
— Nous pouvons faire la route du retour ensemble si vous le souhaitez. »
J'hésitais. Devant moi la route de terre dans les dernières lueurs du jour.
« Je crois que je n'ai pas le choix, dis-je en m'efforçant de sourire...
— Allez venez, je vous invite à dîner. »
Son amabilité termina de me convaincre. Je revins à la ville... sans savoir que je n'en repartirais ni le lendemain, ni le surlendemain... ni même la semaine suivante ou le mois suivant...
Le policier fit preuve d'amabilité, ce qui me fit oublier un temps mes ennuis. Je le suivais depuis déjà cinq ou dix bornes quand je me rendis compte que je ne connaissais pas son prénom... ni celui du gérant du bar... ni celui du propriétaire de l'hôtel... en fait, de personne dans cette ville. Tout comme personne ne connaissait le mien. Si ce détail ne m'avait pas semblé important jusqu'alors, je comprenais désormais que c'était anormal. Tous les hommes ont un nom. Et ce nom a son importance. Il fait partie de vous... de votre identité... Sans prénom, que serions-nous ?
Arrivés en ville, nous nous garâmes près du Roi du Poulet.
« Je ne me suis pas encore présenté, dis-je, je m'appelle Mark Callaway.
— Je sais, dit-il, j'ai relevé votre plaque... souvenez-vous. »
Je souris et oubliai de lui demander son prénom en retour. Je le lui demandai peu après, mais il me répondit simplement que tout le monde l'appelait shérif par ici.
Au comptoir, il commanda deux chopes d'un breuvage local appelé "Rimoli". Ça se buvait frais et ça n'avait pas vraiment de goût.
« Tu ne bois pas avec nous, dit alors le shérif au gérant.
— J'ai bu peu avant votre arrivée », répondit le gérant.
Ce sur quoi le shérif se mit à sourire, avant de boire avec entrain.
Qu'y avait-il entre les deux ? Je ne le sus jamais en détail. Je bus à mon tour...
Je ne compris pas tout de suite que j'étais sous l'effet d'une drogue d'apparence inoffensive, mais dont les effets étaient immédiats, subtils et puissants à la fois. Ça commença par un drôle d'effet... les couleurs se mirent à changer, elles devenaient plus vives et plus agréables... je ne me sentais ni drogué ni angoissé. Juste apaisé... tranquille au comptoir. J'avais l'impression que mes pensées négatives n'avaient plus aucune emprise sur moi...
Le shérif se mit à raconter des histoires de chasse à l'ours. Il ponctuait son récit de rires forcés et tout lui paraissait drôle dans son histoire... Je l'écoutai attentivement sans pourtant suivre le fil de son récit... je crois même que je souriais niaisement. En fait, je ne me rappelle de presque rien à partir de ce moment-là.
Je me réveillai dans ma chambre d'hôtel, le lendemain. J'étais bien, reposé. Aucun mal de tête. J'avais juste envie d'une chope de Rimoli... par la fenêtre, j'entendis des voix et une fanfare au loin. Une fête s'organisait dans la grand-rue... sans même me doucher ou changer de vêtements, je descendis rejoindre les autres. Les gens riaient et formaient des petits groupes de discussions çà et là. Tout le monde me dit bonjour. J'avais l'impression d'être attendu... plus loin, il y avait une piste de danse, la fanfare et quelques danseurs... Le shérif me salua. Il vint à ma rencontre, une chope dans chaque main.
« Bonjour, dit-il avec un grand sourire, vous avez bien picolé hier.
— Ah bon, dis-je, tant que ça ?
— Et comment ? Vous vous êtes mis à parler...
— À parler ?
— Oui, vous racontiez des histoires... sur votre job et combien il avait été pénible pour vous... vous avez aussi parlé de votre enfance... ça a pas dû être facile pour vous... »
Sans m'en rendre compte, j'avais pris la chope qu'il m'avait tendue. Et j'en avais déjà bu la moitié. Je savais que je ne devais pas en boire, mais j'en buvais sans résistance aucune. Le shérif aussi en buvait... tout comme les gars d'à côté... Le gérant du bar, lui, n'était pas là. Je le cherchai en vain...
Une semaine plus tard...
Le gérant du bar avait toujours eu des maux de tête. C'est ce que j'appris un midi, tandis que nous étions seuls dans son local. J'avais commandé un poulet-frites... et une chope de Rimoli qu'il refusa d'abord de me servir.
« Comment ça, vous n'en avez plus ? avais-je dit.
— Vous devriez lever un peu le pied, avait-il dit.
— Lever le pied ? Ha ha... je vous remercie du conseil... mais je vais prendre une chope tout de même.
— Nous n'en avons plus ! »
Le gérant repassa derrière ses fourneaux... je me levai et pris un verre derrière le comptoir. J'actionnai le levier et la Rimoli sortit en abondance du baril.
« Qu'est-ce que vous faites ? s'exclama le gérant.
— Je me sers...
— Ça, c'est mon rôle...
— Vous refusez de me servir... et vous mentez de surcroît... »
Je me surpris moi-même à faire preuve d'un tel culot... je revins m'asseoir pour boire ma Rimoli bien fraîche... sans me soucier le moins du monde de l'assiette qu'il tenait en main et qu'il allait sûrement refuser de me servir... à vrai dire, je n'avais ces jours-ci que peu de souvenirs concernant la nourriture... moi qui avais toujours aimé manger... le genre de gars à prendre ses plats en photo, voyez.
Mais il me servit une assiette avec un beau poulet braisé, de belles frites et de beaux condiments : ketchup, mayo, moutarde... puis il déposa une plaquette de médicaments... de l'acide acétylsalicylique (AAS)...
Je me mis à rire.
« Vous pensez que la Rimoli va me donner mal au crâne, dis-je
— Non, dit-il sèchement, mais ça aide au sevrage... »
Je le regardai, le sourire aux lèvres, mais je vis qu'il était sérieux.
« J'ai consommé de l'AAS depuis longtemps, dit-il sur le ton de la confession... et j'ai découvert par hasard qu'en consommant trois ou quatre cachets par jour, on pouvait contrer les effets d'une pinte de Rimoli... et toute la dépendance qu'elle engendre. »
J'étais confus. Je me contentai de le remercier d'un hochement de tête.
Inutile de vous dire que je finis la plaquette de cachets, mais que l'envie de Rimoli revint de plus belle...
11 mois plus tard
J'étais toujours là. Le shérif était devenu mon ami. Les 200 que j'avais dû payer à l'époque furent vite oubliés... Combien de chopes de Rimoli m'avait-il offertes depuis ? Je connaissais son prénom - un certain Bill - mais il préférait que je l'appelle "Shérif" ou encore "Monsieur l'agent"...
Un soir que nous buvions avec les autres en plein milieu de la grand-rue (nous avions sorti les tables), le shérif reçut un appel d'urgence du commissariat du comté :
"Une voiture... encastrée au kilomètre 18... à vous..."
Le shérif mit son chapeau en vitesse et courut vers sa voiture.
« Mark, cria-t-il, un coup de main ne serait pas de trop... »
Sans réfléchir, je le rejoignis... nous voilà sur la route, les gyrophares allumés.
Sur place, la voiture encastrée menaçait de prendre feu... à l'intérieur, une femme au volant et sa fille à l'arrière, toutes deux inconscientes. Nous les sortîmes rapidement de la carcasse enfumée... l'explosion advint quelques minutes après. Plus en amont sur la route, je pouvais voir le cadavre d'un cerf... la conductrice avait dû perdre le contrôle suite à l'impact... elle était venue s'encastrer dans l'arbre et avait eu tout juste assez de force pour appeler la police du comté, avant de s'évanouir...
Il est clair que le shérif ne savait pas s'y prendre. On ne sort pas quelqu'un d'une voiture accidentée comme ça... il faut lui mettre une minerve, sortir la personne selon une méthode que seuls les pompiers dominent... parfois, il faut même cisailler la porte pour extirper le corps sans risque de fracture... mais je n'y pensai pas sur le moment... j'étais à l'arrière avec la petite fille. La femme était sur le siège passager, toujours inconsciente, la tête reposant contre la vitre... Le shérif roulait peut-être à 80 ou 90 sur une route qu'il connaissait certes bien, mais dont les courbes étaient dangereuses...
Nous arrivâmes enfin à l'hôpital (à vrai dire un simple local avec deux infirmiers, un médecin et quelques équipements qui laissaient à désirer) et nous vîmes les brancards disparaître dans le couloir des « urgences »... s'il y avait bien un établissement qui fonctionnait à plein temps par ici, c'était l'hôpital. Chose étrange pour une si petite ville... mais cette étrangeté ne me frappa pas sur l'instant.
La mère et la fille étaient saines et sauves. Après un jour de coma et une semaine de récupération, elles purent sortir. Je sympathisai avec la mère... et pour ne rien vous cacher, les sentiments étaient réciproques. Mais paradoxalement, cette relation naissante et prometteuse ne me retint pas en ces lieux... J'avais vu comment la Rimoli avait dépourvu la mère et la fillette de tout jugement critique... j'avais d'abord volé de l'AAS dans la pharmacie personnelle de l'hôtel... puis j'avais pris la fuite... J'avais caché ma voiture sous des branchages au bout d'une dizaine de kilomètres puis j'étais parti avec mon sac à travers la grande forêt... Un sentiment de soulagement s'était emparé de moi... après deux plaquettes complètes d'AAS bien sûr.
J'avais marché tout le jour et une partie de la nuit... puis j'avais installé ma tente entre deux grands arbres, allumé un feu et découvert dans mon sac un émetteur. Je me souviens avoir regardé autour de moi, avant de recevoir une fléchette anesthésiante dans le bas-ventre...
Je me réveillai sur un lit, enchaîné. Je ne reconnaissais pas l'endroit, mais en voyant une photo du shérif au mur, je compris où j'étais. Je ne cherchai pas à me débattre... j'attendis tout en essayant de calmer mon cœur qui s'emballait... Mais l'angoisse me gagna et je devins fou. Je me débattis dans l'espoir de rompre les menottes ou d'extirper ma main... je ne réussis qu'à m'épuiser davantage et à m'ouvrir les veines du poignet...
Mais la chance me sourit enfin. Le gérant du bar était là, devant moi. Je voyais flou, mais pas suffisamment pour ne pas reconnaître sa silhouette. Il me libéra de mes menottes et me pressa de le suivre. Nous sortîmes par le jardin...
Quand nous fûmes assez loin, accroupis derrière des fourrés, il me dit :
« Je vous libère, mais vous ne pouvez pas me suivre... j'ai mis des mois à organiser ma fuite et vous pourriez tout faire échouer... cachez-vous pendant un temps... et trouvez le moyen de fuir à votre tour...
— Attendez... »
Il partit à travers les fourrés et disparut dans la nuit. Je comprenais enfin que le gérant disait vrai et qu'il préparait sa propre fuite. Il avait sûrement continué à construire son mur, de nuit, bien au-dessus des cimes... Il allait bientôt escalader les 300 mètres de falaises, sans sécurité, avec une simple lampe frontale... Il était clair que je ne pouvais pas le suivre. Que je le ralentirais... tout comme la mère - Annabelle - et sa fille - Julia.
Mais je décidai de l'espionner, soir et matin. Quand le moment fut venu, je le suivis... il était 5h du matin. Il pleuvait. Sans doute pas le temps idéal. Un orage d'été comme j'en avais rarement connu... manque de bol pour moi, il me repéra et m'assomma à la faveur de la nuit... je me réveillai à côté de ma lampe de poche... je la dirigeai vers le mur d'escalade et ne le vis pas... il pleuvait toujours. J'avais mal aux cervicales à cause du coup qu'il m'avait mis... mais rester n'était plus une option. Je devais fuir. Je commençai l'ascension à mon tour...
J'étais un homme agile, mais aussi agile soit-on, grimper de nuit sur un mur mouillé relève de la folie. Je l'étais. Désespérément fou. Follement désespéré. Mon pied manquait de glisser à chaque prise, mais les prises étaient larges et solidement plantées à même la roche. Le gérant avait élaboré un mur parfait. Les prises étaient proches les unes des autres...
Je progressai à mon rythme, la lampe de poche entre les dents. Mais le petit jour se levait et avec lui le vertige... je voyais se dessiner le sol en contrebas... la nuit, elle, présentait l'avantage de cacher le risque... je tremblai désormais, bientôt je resterais tétanisé, au deux/tiers du mur. Il me restait peu de force... Soudain, j'entendis des coups de feu... un impact de balle jaillit à quelques centimètres de moi... je tentai de grimper... mais les forces m'abandonnaient...
Je reçus alors une balle dans la jambe. Je m'agrippai de plus belle aux prises pour éviter la chute... La douleur me crispa totalement... Je tentai de monter, mais j'avais tout juste assez de force pour tenir en place. Je sentais la fin proche. Le tireur allait me cueillir d'une seconde à l'autre... quand soudain, je vis une corde tomber sur ma droite...
« Accrochez-vous ! », dit un homme au-dessus de moi.
Sans y penser, je m'accrochai de toutes mes forces et grimpai "en rappel".... J'atteignis vite le sommet. Le gérant me tendit la main sur le dernier mètre.
« Partons », dit-il.
Il me tourna le dos et reçut une balle à l'arrière du crâne... il retomba vers l'avant comme une masse inerte. Je me mis à plat ventre et rampai vers les fourrés aussi vite que je pus... j'atteignis un petit bois, posai un garrot avec ma ceinture puis courus en boitant... sans m'arrêter... jusqu'à ce que ma jambe m'empêche d'aller plus loin... j'étais enfin libre, mais à quel prix. J'avais abandonné Anabelle et Julia dans une ville de fous, et ma fuite avait indirectement coûté la vie au gérant... je vis depuis avec un poids. Une immense culpabilité me ronge et ce récit m'aide à vivre avec. Mais je sens bien qu'il me faudra revenir, pour libérer les filles, ma nouvelle famille, et venger l'homme qui était mort en m'aidant... mais ça peut tourner mal. Auquel cas je ne serai plus là pour raconter la suite.
FIN